Seconde semaine de grève, une action reconduite samedi dernier à 81 % chez les pilotes, 60 % des vols annulés… le plus long conflit qu’ait connu la compagnie depuis 1998... Chaque jour, les médias témoignent de l’enlisement qui maintient à terre des dizaines de milliers de passagers. On nous explique en détail les raisons de la colère des salariés, confrontés à la monté en puissance de l’auto-concurrence, cette compagnie low-coast interne qui n’offre plus les mêmes avantages sociaux que la maison-mère. Dans les aéroports, les quelques passagers touchés par ce mouvement s’expriment avec réserve : pas de propos véhéments contre le personnel ou l’action menée, juste quelques critiques quant à la mise en œuvre des solutions alternatives. Le Secrétaire d’Etat aux Transport vient, pour sa part, de sortir du silence. Non pas pour porter l’estocade contre ceux qui, au sein d’Air France, ne sont pas les plus mal lotis, mais pour inviter à la recherche d’un « accord » ou d’un « compromis ». La seule voix discordante est venue, il y a quelques jours, du dirigeant d’une… organisation syndicale, qui qualifiait cette grève de « corporatiste » et d’ « indécente ». Le monde à l’envers !
Finalement, ce mouvement, malgré son ampleur et les avantages dont bénéficient le personnel qui défend ses acquis, ne donne guère lieu à une levée de boucliers. Encore moins à des doutes, des critiques ou des attaques à l’encontre des pilotes investis dans l’action. Tout le contraire de ce qui s’est déroulé quelques mois auparavant avec les cheminots. Eux-aussi, malgré des « avantages » et des salaires bien inférieurs à ceux des pilotes - ce qui est normal en soi - , s’étaient mobilisés pour défendre des acquis bien plus modestes. Notamment leur Statut, menacé par la réforme, qui est destiné à compenser la modicité du salaire sous une forme autre que financière. Des salariés qui se sont également investis dans la préservation d’une entreprise intégrée, seule gage d’efficacité dans le domaine ferroviaire. Enfin, des cheminots qui réclamaient de l’Etat qu’il prenne en charge la dette du système ferroviaire, celle liée à la construction et à la maintenance d’un réseau ferré ouvert à la concurrence depuis 2003, désormais emprunté par une vingtaine de concurrents.
Un combat a priori au moins aussi légitime que celui des pilotes d’Air France. Mais les cheminots, eux, n’ont pas bénéficié de la même compassion, au contraire. Et s’ils ont bénéficié de l’unanimité, c’est sans doute contre eux. Entre « prime de charbon », « prime pour absence de prime », et autres légendes ressorties régulièrement des cartons, rien ne leur a été épargné. Une fois de plus, les agents de la SNCF ont été qualifiés de « preneurs d’otage ». De nombreux médias ont relayé les flots de haine qui leur avaient été adressés. Certains journalistes ont même cru bon d’en rajouter. Leur mouvement a d’emblée été considéré comme injustifié car « incompréhensible » aux yeux de l’opinion publique. Sauf que tout avait été mis en œuvre pour que, à de rares exceptions près, les véritables enjeux de cette grève ne puissent pas être expliqués. Pire, le gouvernement a contribué à brouiller les pistes, allant même jusqu’à mentir de manière éhontée et répétée sur le déroulement des échanges sociaux et sur l’impact de la réforme. Au plus haut niveau de l’Etat, comme au niveau du Patronat, point d’appel à la recherche du « compromis » ou d’un « accord ». Ceux qui ont rendu ce mouvement impopulaire sont allés jusqu’au bout de leur logique. Pour eux, il était indispensable que cette « grève incompréhensible » cesse. Un exemple de fermeté, sans doute le seul et le pire, qui n’aura guère porté chance à ses auteurs.
Cette différence d’approche, face à des conflits aux enjeux très comparables, est manifeste. Certains qualifieront l’expression « racisme professionnel » d’exagérée, voire même de déplacée. Pour autant, la haine dont les cheminots ont été victimes pour n’avoir défendu que leurs acquis et l’avenir de leur entreprise ne trouve pas ses origines que dans les perturbations générées par leur action. Ceux qui jadis étaient de tous les combats sociaux, y compris lorsqu’il s’agissait de défendre, comme en 2003, essentiellement les intérêts des salariés du privé, en ont pris « plein la gueule ». Et ils doivent sans doute beaucoup à l’ancien Chef de l’Etat, celui là même qui vient de plaider l’apaisement lors de son retour au devant de la scène. Pour saper toute velléité de lutte contre les réformes à venir, ce dernier avait tenté, non sans succès, d’opposer entre eux les salariés, notamment ceux du public et du privé. Au-delà de son système social, le travailleur était devenu lui-même la cible de cette stratégie. Un peu comme l’immigré qui devient responsable, pour certains, de tous les malheurs d’un pays dès lors que l’économie est en panne. Il ne s’agissait pas là de couleur de peau, de culture ou de religion, il était question d’une autre différence : la profession.
Le mécanisme est le même, les conséquences sont les mêmes, la haine est la même. Le conflit en cours à Air France, les opérations menées par les paysans en Bretagne, le saccage des portiques écotaxe par les « bonnets rouges » n’ont guère donné à tant de réprobation et tant de haine vis-à-vis de leurs auteurs. Preuve qu’il existe désormais, contre les cheminots, quelque chose de viscéral qui n’est pas près de s’atténuer, au point que les décideurs politiques actuels en ont usé et abusé lors du conflit SNCF. Bien sûr, il serait illusoire d’attendre de l’usager, parfois bloqué sur son quai des jours durant pour des raisons qui le dépassent, un élan de compassion envers les cheminots. Mais en tant que citoyen, ou en tant qu’Homme tout simplement, il serait bon de s’interroger sur tout ce et tous ceux qui, sous une forme ou une autre, ouvertement ou non, cultivent la haine. Se joindre à eux revient toujours, à terme, à se tirer une balle dans le pied. Et lorsque l'on ressent la douleur, il est trop tard.