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SNCF : il y a vingt ans, le conflit de 95... par le petit bout de la lorgnette

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Rédiger un post à la première personne ne fait pas partie de mes habitudes. Mais lorsqu’il s’agit de relater en partie une expérience personnelle, il devient difficile de faire autrement. Alors, allons-y, à mon corps défendant. En 1995, je n’étais encore qu’un syndicaliste débutant. J’étais bien en charge de quelques dossiers nationaux relatifs aux transports-mouvement, effectuais de temps en temps quelques tournées sur le terrain, et écoutais religieusement les déclarations à rallonge lors des séances plénières du Comité d’Etablissement. Des grèves, j’avais dû en faire quelques-unes… Mais être partie prenante d’un gros conflit, c’était du neuf et pas très évident.

 

Les origines du conflit

 

Rappelons le, et même si 20 ans après presque jour pour jour, personne ne s’en souvient, la grande grève de 95 fut sans doute le plus gros conflit qu’ait connu la France depuis mai 68. Tout a commencé dans un contexte de tension larvée. Un feu qui couvait sous les braises sans que nul ne se doute, syndicats compris, de l’ampleur qu’allait prendre l’incendie. Son détonateur fut le « Plan Juppé ».

L’actuel gentil pépé pondéré concurrent de Sarkozy présentait alors un autre angle de sa personnalité : un Premier ministre intransigeant, obtus, déterminé à imposer ses réformes impopulaires contre vents et marées. Problème : le Président de la République, Jacques Chirac, avait fondé en grande partie sa campagne sur la « fracture sociale » et une pseudo volonté de la résorber.

Non au plan Juppé.jpgPeu de temps après l’annonce officielle des grandes lignes du « Plan Juppé », survenue le 15 novembre 1995, la France, se sentant trahie, descend dans la rue. Pas question d’accepter l’allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 annuités pour obtenir le taux plein de retraite dans la fonction publique. Idem pour l’encadrement des dépenses maladies, le déremboursement des médicaments, l’imposition des allocations familiales, l’augmentation des cotisations maladies…Des mesures qui touchent le secteur public, mais aussi le monde salarié tout entier.

 

La France vent debout contre le Plan Juppé

 

Les six grandes manifestations précédant le blocage total de la France n’avaient pas été prises au sérieux. Le 24 novembre, salariés du public et du privé manifestent ensemble. A la SNCF, des préavis de grève de 24 heures avaient été déposés pour permettre aux cheminots de grossir les rangs. Un syndicat, sans doute visionnaire, avait quant à lui déposé un préavis de grève reconductible. Sans savoir que le travail ne reprendrait que 15 jours plus tard...

Personne, syndicats compris, n’avait pronostiqué une telle mobilisation. Au point que des « coordinations », mouvement non-structurés rassemblant des trvailleurs, avaient parfois pris le pas sur les mouvements encadrés par les syndicats. La situation devenait temporairement ingérable, à tous les niveaux.

 

Alain Juppé, court-circuitant les grévistes, tentent de convaincre de la pertinence de son plan

 

Des revendications spécifiques à la SNCF

 

Il n’est pas inutile de préciser qu’à l’époque, le bastion social SNCF récoltait le soutien quasi systématique de l’opinion publique. Les cheminots avaient pour habitude de se mobiliser pour défendre leurs droits, mais aussi chaque fois que des acquis sociaux étaient menacés, y compris dans le secteur privé. Le « syndicalisme d’accompagnement » n’existait quasiment pas. L’individualisme, dans les entreprises, balbutiait encore.

Portés par le mouvement de ras-le-bol général, les syndicats de cheminots en ont profité pour mettre sur la table un autre sujet de désaccord, bien interne cette fois : le projet de "contrat de plan". Cet engagement, liant l’Etat et la SNCF, devait couvrir la période 1995 à 1999. Le texte encadrait les perspectives de « consistance et la performance des infrastructures, la tarification d’accès à celles-ci, les services régionaux de voyageurs »,… et devait entrevoir les mesures permettant « un rétablissement de la situation financière de l'établissement public ».

La SNCF, dans le rouge depuis plusieurs années, croulait déjà sous le poids d’une dette qui en partie n’était pas la sienne : 180 milliards de francs. L'Etat-actionnaire affichait l’objectif d’accentuer son effort financier en faveur de la SNCF. En contrepartie, il réclamait, selon la règle 1 francs investi = 1 franc économisé, des contreparties en termes de gains de productivité.

A l’époque, déjà, il était entrevu d’appliquer ce que la loi de 2014 grava dans le marbre, quasiment deux décennies plus tard : faire payer une partie des traites de la dette par les cheminots. Il était prévu d'évoquer cinq ans plus tard, en cas d’échec de la politique ainsi mise en œuvre, le démantèlement de l'entreprise. La SNCF se recentrerait alors sur « ses activités les plus rentables » : à l’époque, le trafic banlieue Ile-de-France et le TGV.

Tout le reste devait être sacrifié, ainsi que le laissait entrevoir un projet de nouvelle carte du réseau ferroviaire. Malgré les dénégations de l’Entreprise, ce document « d’étude plus à l’ordre du jour » fit l’objet d’une bombe. Quant aux mesures d’aides financières, un décryptage permettait de conclure que contrairement aux effets d’annonce, celles-ci s’avéraient revues à la baisse, malgré l’effort imposé aux cheminots.

A l’époque, aucun syndicat n’aurait même effleuré l’idée d’atténuer les réalités pour soutenir les réformes, bien au contraire…

 

Les cheminots refusent le "contrat de plan"

 

 

Le Conflit SNCF portait sur deux revendications majeures, exprimées sur le terrain : retrait du contrat de plan, et retrait du plan Juppé

 

Cheminots contre Juppé.jpg« Tous ensemble » fut le mot d’ordre et le symbole du conflit de 95. Salariés du public, du privé, chômeurs, exclus de tous bord, chacun se retrouvait dans une forme d’osmose un peu bizarre, parfois déconcertante, qui laissait penser que tout devenait possible. Raison de plus, lorsque l’on est responsable syndical, de garder les pieds sur terre ne serait-ce que pour contrecarrer les plans de ceux qui souhaiteraient tourner à leur avantage ce climat bizarre mêlé de combativité, parfois d’euphorie.

Revenons-en au terrain. Dans ma structure régionale, les rôles sont répartis entre responsables syndicaux afin d'être présents dans toutes les assemblées générales. Il est important d'y relayer les réponses données par le Gouvernement et la SNCF à nos revendications, nos positions fédérales, et faire part de nos analyses. Chaque représentant syndical procède ainsi à tour de rôle. Les cheminots sont ensuite invités à se prononcer sur les suites à donner au mouvement.

Pour ma part, j’ai choisi d’être clair dès le départ. Et de préciser, lors de chaque AG, en introduction, les critères qui nous faisaient adhérer au « tous ensemble » : retrait du plan Juppé et retrait du contrat de plan Etat SNCF. La gestion saine et responsable d’une action, consiste, dans l’intérêt des salariés, à définir le point de sortie si possible avant même le début du conflit. Ainsi, j’insistais lourdement et régulièrement sur la finalité de l’action, devant les quelques 250 cheminots présents à chaque rencontre.

 

La grève au quotidien

 

Des mesures avaient été mises en oeuvre, de concert avec la SNCF, pour éviter que l’outil de travail ne s’altère pendant la période d’arrêt de travail. Pendant la grève, de nombreux cheminots restaient présents sur leur lieu de travail. Les jours s’égrenaient, rythmés par les AG quotidiennes.  Il devenait vital « d’occuper les troupes » entre chaque AG.

Sur ma région, les responsables syndicaux se rencontraient tous les jours pour programmer les « réjouissances » : manifestations dans les centres villes, opérations péages gratuit sur les autoroutes, rencontres des maires, des députés, des préfets des élus locaux, le tout dans un cortège de torches à flamme rouge et de drapeaux multicolores. Et même des opérations de vente de jouets, propices avant Noël, au bénéfice d’œuvres de bienfaisance.

Sur les piquets de grève, l’intendance s’était organisée. A souligner le soutien exprimé par une grande partie de la population, venue encourager les salariés et leur fournissant même largement de quoi subsister. Un climat aux antipodes du climat actuel, qui baigne dans la haine et le racisme professionnel. Autre temps, autres moeurs...

Toutes les actions menées n'ont pas forcément baigné dans ce climat bon enfant. Des dérives ont été constatées : menaces, dirigeants trop zélés légèrement enfumés, tensions entre grévistes et non-grévistes, journalistes, pourtant objectifs, quelque peu malmenés en fin de conflit… Des dérives individuelles, mais parfois aussi le résultat d’un effet de groupe aux relents inquiétants. Maîtriser tout cela n’était pas facile, et pourtant, il en allait de l’intérêt de tous. Pour sa part, la Direction SNCF s’était retranchée dans un prudent mutisme. A raison car le conflit dépassait largement ses prérogatives…

 

Le Gouvernement tente de contourner la grève : un échec

 

Quelques anecdotes de terrain…

 

Début du conflit. Les responsables syndicaux étaient encore reçus par la Direction Régionale. Une délégation avait été autorisée à pénétrer dans les locaux, le gros des troupes étant contenu à l’extérieur par quelques policiers. L’échange se prolongeant un petit peu, l’un des manifestants a cru bon de jouer sur la corde de l’humour en hurlant « libérez nos camarades ! ». Un slogan aussi tôt repris par la foule massée devant la porte, qui finit par lâcher sous la pression des « libérateurs ». Pas trop de conséquence dans les bureaux, si ce n’est un peu de fumée.

Moins marrante fut sans doute l’attitude d’une poignée de grévistes, sous la coupe d’un extrémiste local, toujours prompt à exciter les troupes. Ils étaient bien décidés à en découdre, ce jour là ! Où est le Directeur ? Où il est ? nous ont-ils lancé, les yeux rougis de sang, alors que nous les croisions dans un couloir. Par chance, nous avions conseillé à ce responsable et à son DRH de fuir le plus rapidement possible, dès lors que la porte d’entrée avait cédé. Ce qu’ils ont fait prestement, après quelques secondes d’hésitation. Le Directeur ? Il est parti par là ! Et avons indiqué la direction opposée. Ouf ! A voir l’état de transe dans lequel se trouvaient ces quelques manifestants, le pire était à craindre. 20 ans plus tard, cela fait encore froid dans le dos. Preuve que l’effet de groupe peut très rapidement dégénérer, sous les ordres et manipulations de personnes mal intentionnées…

Plus light fut sans doute le comportement de ce gréviste, à la fin du conflit. Imprégné par l’action qu’il avait vécue dans ses tripes durant une quinzaine de jour, il ne pouvait plus vivre qu’à travers la grève, dans la grève, dans cette espèce d’univers parallèle qu’il s’était construit. Il aura fallu les interventions répétées de nombreux collègues syndicalistes pour lui faire recouvrer le sens des réalités…

Sur le registre des tordus, ce responsable syndical local qui, lors du conflit, réclamait aux autres organisations une participation à un fonds de grève… Sans grand succès de notre côté. Heureusement, car, à l’issue du mouvement, ce « leader » est parti en retraite… avec un petit pécule supplémentaire.

Les agents secrets avaient certainement inspiré certains membre de l'encadrement, mandatés pour recenser les non-grévistes. Car si, de fait, personne ne travaillait, il y avait ceux qui avait choisi de faire grève et ceux qui ne pouvaient se rendre sur leur lieu de travail, bloqués par les piquets. Rendez-vous leur avait alors été donné dans les lieux les plus insolites : parking de supermarchés, lisière de forêts...

« Dites que les jours de grève sont payés, et vous ferez la une de notre journal »… Elle a vraiment tout essayé, cette journaliste télé, pour me faire dire que les cheminots toucheraient leur plein salaire à l’issue de la grève. Jusqu’à finir par me proposer d’être la grande vedette d’un soir… Le piège était si grotesque qu’il en était ridicule… Son équipe est rentrée bredouille, mais la légende court toujours.

 

La fin du mouvement à la SNCF

 

Torches dans les voies.jpgLe 12 décembre, plus de 2 millions de français ont envahi les rues. Presque 3 semaines après le début de l’action, la mobilisation est à son comble. Le Pouvoir est ébranlé. Le 15 décembre, le Gouvernement retire son projet. Reste en lice le contrat de plan Etat SNCF. Le Premier ministre annonce sa « remise à plat ». Des propos qui suscitent le doute à la SNCF. Les cheminots exigent une décision claire, à savoir l’annonce du retrait pure et simple du contrat de plan. Quelques jours seront encore nécessaires pour obtenir cette précision sémantique.

 

Ces nouvelles sont restituées en temps réel dans les AG par les représentants syndicaux. Rappelons-le : pas d’Internet, pas de Smartphone, quelques rares téléphones portables : l’information en direct n’existait qu’à travers les canaux officiels et les médias. Une fois les revendications satisfaites, le « tous ensemble » a commencé à s’émousser. Certains syndicats ont voulu profiter de la pression pour obtenir d’autres avancées. De fait, ils ont prôné la poursuite de l’action.

Pour moi, les choses sont claires, les revendications qui nous maintenaient dans l’unicité avaient été martelées chaque jour : retrait du contrat de plan et retrait du plan Juppé. Deux points sur lesquels les grévistes ont entièrement obtenu gain de cause. J'ai donc demandé à l’AG d’en tirer les conséquences. Une majorité de cheminots s'est alors prononcée en faveur de la reprise du travail, au grand désarroi de confrères qui plaidaient la poursuite du mouvement. Cela n’empêchera pas quelques chantiers de maintenir l’action quelques jours encore, sur la base de revendications locales.

Vint alors le temps de reprendre contact avec la Direction Régionale SNCF, mission dont j’avais été investi par l’intersyndicale. Il fallait remettre la machine en route. Ce fut un peu lent au départ, mais pas insurmontable. Echaudée par la grève, la Direction Nationale bloqua quelques mois toutes les réorganisations. Et puis, les choses ont repris progressivement leur cours.

tous ensemble.jpgEntre syndicats, le « tous ensemble » s’effrita peu à peu, chacun se recentrant sur sa politique et sur ses intérêts. Mais il demeurait, de cette aventure commune, une forme de respect mutuel que l’on ne peut même plus imaginer à présent. Un tel conflit, une telle solidarité entre salariés, une telle mobilisation ne sont plus envisageables à présent. La loi sur la représentativité syndicale, l’érosion de l’intérêt commun, l’indifférence, l’individualisme… sont passés par là. Les salariés sont pour partie la cause et les victimes de ces évolutions. Ils en paient le prix fort tous les jours. Sauf sursaut salutaire, la situation ne pourra qu’empirer. Sans équilibre des forces, point de négociations constructives…

 

Et pour conclure

 

Ce conflit fut consacra, pour moi, le début de deux décennies d’engagement syndical. Mandaté par ma fédération pour négocier le « Projet Industriel », texte censé remplacer pour partie le feu contrat de plan, je me suis retrouvé aux premières loges de la réforme de la SNCF de 1997… Une période particulièrement enrichissante qui me fit toucher du doigt le double langage pratiqué par certains syndicats, et non des moindres. Dont un qui reproche un peu vite à certains de s’inscrire aujourd'hui dans l’accompagnement, alors que le même pratiqua dix années de co-gestion sous Gallois…

 

Pour ceux qui l’ont vécu, le conflit de 95 restera gravé dans les mémoires. Chacun avec son vécu, avec sa perception, avec satisfaction ou avec douleur. Loin d’être un ardent partisan de la grève à tout va, je me garderais bien de faire l’apologie d’une action qui bloqua la France pendant trois semaines.

marionettiste.jpgPour autant, cette mobilisation m’a énormément appris, sur le plan syndical comme sur le plan humain. J’en ai gardé la volonté de révéler l’envers du décor, de tenter de déjouer les manipulations d’où qu’elles proviennent, et de m’investir dans la transparence. Autant d’orientations qui ne drainent pas forcément les foules… d’autant que nombre d’entre-nous préfèrent le confort qu’offrent les apparences, s'y complaisent et le revendiquent.

Il est nécessaire d'en tirer les leçons.


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